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Le blog de Clotilde Escalle

Le corps de l'écrivain (encore et toujours)

22 Janvier 2016 , Rédigé par Clotilde Escalle

Le corps de l'écrivain (encore et toujours)

Le corps de l’écrivain, c’est quelque chose. Le catalyseur des mots, le vecteur puissant de toutes les pulsions inconscientes, le domaine de projection du lecteur, et j’en passe. Contenu dans les pages d’un livre, il se fait ample, abandonné, ouvert à tous les possibles. On le devine, on le voudrait à soi – le lecteur est un glouton, doublé d’un voyeur. Certes, l’écrivain n’écrit pas avec ses tripes, il a du style, de l’exercice, sauf que… sans ce corps et la justesse de son instinct, il n’irait pas bien loin. Sans ce corps animal, qui passe son temps à vouloir se déterritorialiser, il ne serait qu’une pauvre cervelle (l’écrivain) pris dans son égocentrisme, en train de faire rimer paroles et raison. Il ne s’agit pas de retranscrire ses émotions, ses sensations (quoique), mais à partir de celles-ci, de prendre le large – et on ne prend le large qu’en bonne compagnie, dans l’équilibre d’une respiration – que celle-ci soit essoufflée ou au contraire apaisée. Et tout cela passe par l’expérimentation de son corps. Allongé (comme Proust), boxant ou courant, sautant en l’air, le corps se départit du contrôle que la raison voudrait lui imposer. Alors, une part de liberté advient, une soupape saute. Un peu comme chez le psychanalyste, lorsque vous avez le droit de tout dire, tout ce qui vous passe par la tête et que peu à peu vous éprouvez cette fantastique liberté d’aborder des territoires inconnus, ceci sans préjugés. L’écrivain est parfois dans l’innocence même de sa découverte, il se moque alors de savoir comment son récit sera reçu, du moment qu’il est sincère, pourvu de style, travaillant la phrase en la prenant à bras le corps. Il ouvre cet espace fou du vertige et de l’altérité – une drôle d’altérité car les règles ne sont pas forcément celles de la morale.

Le rapport au réel

Seulement voilà, l’écrivain n’a presque plus le droit de l’expérimentation et de l’imaginaire – surtout dans ce qu’ils peuvent avoir d’outrés. Il doit raconter, donner des faits, être sociétal, rapporter ce qui finalement l’encombre le plus, le fameux rapport au réel, cette dimension étriquée de l’homme pris dans les mailles du quotidien et qui ne ferait que le relever, sans même plus avoir la grâce de l’arpenteur livré à sa tâche métaphysique. De nos jours, nous avons oublié, la plupart du temps, la force du fantasme, pour une réalité ou une histoire linéaire, au développement sage, qui amincit l’écriture, l’assèche, lui donne la valeur éculée du constat. Comme une reprise de l’opinion et de la morale du tout venant. Les forêts abandonnées, les espaces en friche, les aventures du bout du monde, n’ont plus tellement cours. Et l’écrivain et son corps ne feraient plus qu’un dans la cervelle de certains. Et si l’écrivain en question fait sauter les verrous de l’érotisme, en arpentant ses paysages – il ne s’agit pas, là non plus d’un érotisme édulcoré, mais d’une façon d’être au monde –, le voilà plus que jamais réduit à un être libidineux auquel il serait judicieux (certains êtres humains sont décidément opportunistes) de faire quelques propositions salaces. Tout cela se confond si facilement dans les têtes, que l’on se demande à quelle inculture on a affaire. Et cela prête à réfléchir, à une époque où la psychanalyse devient peu à peu une sorte de lettre morte, une référence semblable aux références mythologiques. Comme si la vision de nos abîmes, les éprouver même et les regarder en face, n’avait plus cours. L’élan de liberté intellectuelle s’est réduit comme une peau de chagrin et la création qui, tout simplement, oblige à explorer les méandres de l’âme humaine, se réduit à zéro: le lecteur veut du sensationnel, de la distraction, du fait divers réinterprété, mais surtout pas de la marge, de cette marge qui tient l’écriture.

Un corps de papier

Le corps de l’écrivain, qu’il soit desséché, rampant, fait de si peu, ou au contraire ouvert à toutes les folies, de papier, projeté dans des personnages, au cours d’un processus qui n’appartient qu’à l’écrivain, ouvre un territoire aux confins ignorés. Peu de lecteurs veulent s’y aventurer. Et lorsqu’on rencontre l’écrivain, cette sorte de créature un peu folle qui a l’innocence de reprendre sa vie civile comme n’importe qui, on a pour manie de substituer à sa présence quelques passages de ses livres – vous imaginez de quoi sont peuplés les esprits quand les passages en question sont jugés salaces. On lui donne donc pour visage un érotisme qui le décale cruellement, en fait presque un être malhonnête. Un être corrompu. Car parfois les mots sont pires que les images. Une image érotique et pornographique se lit de premier abord, et facilement, tandis que lors du processus de lecture, chacun y va de ses propres fantasmes – ce qui explique cet immense malentendu d’une proximité, d’une familiarité avec l’écrivain, familiarité dont celui-ci ne se doute même pas. Comme si on ne pouvait que ressembler à ce que l’on écrit. Cette part d’inculture a toujours existé, mais elle prend de telles proportions. Peut-être, répétons-le, parce que tout regard sur soi et la compréhension des abîmes qui nous hantent sont si éloignés de nous, que nous ne pouvons que poser un regard réprobateur sur celui qui ouvre de tels abîmes et les fait surgir sous le mot.

La sexualité, surtout lorsqu’elle est traitée par des écrivains femmes – pardonnez mon peu de goût pour le mot écrivaine – est sûrement le dernier bastion à prendre, et certaines avouent employer un personnage masculin pour explorer un tel domaine, pour se mettre à l’abri des projections déplacées de la part des lecteurs avides d’autres sensations que celle de la lecture, au moment des présentations, de la rencontre physique avec l’écrivain.

Oui, le corps de l’écrivain a un goût de soufre, il est en permanence dans les têtes. Et c’est pour cette expérience-là, depuis l’écrit, que nous pouvons parfois nous sentir moins étrangers à nous-mêmes.

Clotilde Escalle

(article paru dans le Kulturissimo de janvier 2016)

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