Eloge de l'intervalle
L’exposition Matisse (Paires et Séries, Centre Pompidou), offrant des techniques différentes pour un même point de vue présenté en deux toiles côte à côte, est un vertige si l’on pense à l’intervalle entre ces deux toiles, à l’espace qu’un tel procédé d’investigation propose, pour les séries également qui décomposent sans jamais la fixer toute une procédure et laissent dans la mémoire un espace mental jamais clos - une mémoire d’autre chose - élaboré à partir des peintures présentées. Comme si à travers ce palimpseste, opérait le vaste champ des possibles, un imaginaire convoqué, des plus personnels, qui permettrait alors d’incarner davantage, de s’approprier encore plus les peintures admirées.
Convoquer le monde
La question est ardue, mais elle mérite d’être posée, tant la rémanence rétinienne de ce qui n’existe pas, d’une toile absolument fantôme, continue de me hanter, jouant de sa présence/absence autour des pivots que constituent les toiles de Matisse. Le lien mental opère donc comme jamais, si je considère, en plus du fait que les toiles ainsi présentées sont des œuvres à part entière, qu’il y a dans cette représentation du sensible un art du fragment, comme il en va de toute façon de toute œuvre, dès lors qu’elle ne prétend pas enfermer, raconter une histoire close sur elle-même, mais convoquer le monde, son immensité, par éclats successifs. La littérature agit de la même façon, du moins celle que j’aime. Frédéric Beigbeder, interviewé sur une radio française, a eu ce propos affligeant de banalité : j’écris des histoires, car en France on les aime. Propos à la volée, à peine pensé, du moins l’espère-t-on. Car des histoires, en ce moment, on en regorge. Littérature et cinéma proposent des quantités invraisemblables de petites histoires qui illustrent la vie sociale, le fait divers, la grande histoire, avec ce consensus de la langue et des techniques qui mettent à mal l’art. Cet art où l’on devrait sentir, derrière les murs, les couleurs, les mots, sous nos pieds, la force de l’abîme. Cet abîme ne peut survenir que dans une recherche presque inconsciente d’un ailleurs, d’un infini, d’un au-delà du miroir. L’histoire cantonne, nous confine au déjà vu, déjà su. Alors que la description, la présence d’un personnage que rien ou si peu ne justifierait, qui serait comme une impasse, mais qui par sa présence donnerait la perspective d’un intervalle, d’un espace vierge, là où plus rien à l’image, dans le récit, sur la toile, ne bavarde, où tout est porté à l’essentiel d’un équilibre qui n’est en quelque sorte qu’une tension un court instant suspendue, tout cela ouvre un endroit cher à l’artiste, qui cherche à chaque fois son envol dans des cieux blancs et vierges. Faire taire le bavardage, le loisir, qui ont certes la vertu de la distraction. Pour en revenir à cet intervalle, je le recherche plus que tout. Il est la respiration même de l’œuvre, le lieu secret imprimé dans nos inconscients comme la preuve durable de notre humanité, si l’on pressent cette humanité comme quelque chose d’assez sublime qui nous dépasse.
(extrait de l’un de mes articles, à paraître dans le Kulturissimo d’avril 2012)