Il ne faudrait pas...
Bien plus que pour la nouvelle année, les mois d’octobre et de novembre sont les moments des bonnes résolutions. Pour peu que l’on ait pris des vacances, et que le quotidien ait été mis à distance un assez long temps, il est alors facile de renoncer à certaines mauvaises habitudes (elles sont légion), et d’affuter son regard, laisser sa pensée en éveil. Alors commence la liste des Il ne faudrait pas, à la manière d’une litanie, mieux, d’une antienne. Nous pouvons prolonger l’état de grâce, ne pas sombrer dans cette aliénation consentie à laquelle sournoisement nous oblige notre société, avec son flux de nouvelles, de culture, d’impôts, de soucis… Il serait si facile de nous laisser engloutir, car, n’est-ce pas, où que l’on tourne la tête, il y a un mirage, une peur, un loisir, une solitude impossible, une réflexion qui menace d’avorter.
Il ne faudrait pas que les expositions ne soient que de vastes rumeurs, des espaces culturels où le monde affluerait parce qu’il faut avoir vu, par exemple, Braque, Vallotton, le nu masculin dans la peinture. Il ne faudrait pas que le dit public de ces grandes manifestations, se munisse systématiquement de ces audioguides qui le font déambuler d’œuvre en œuvre, la cervelle saturée de paroles certes intelligentes, mais qui l’empêchent d’être aux prises avec l’œuvre, dans le silence et l’espace ouvert d’une intimité nécessaire. Regarder une œuvre n’est pas forcément l’écouter, surtout dans le cas de la peinture. Car ce dit public, robotisé et docile, pourrait croire que la culture ne peut être que pédagogie… et cela il ne le faudrait surtout pas. Comme il ne faudrait pas que les journalistes qui visitent en avant-première ces expositions, au lieu de regarder vraiment les œuvres, se contentent de les prendre en photo avec leur téléphone portable, en arpentant rapidement les salles. Evidemment, tout cela demande un peu plus de temps et d’effort, à une époque où, cliché oblige, tout va si vite.
En art contemporain, il ne faudrait pas que l’on nous resserve du Debord à toutes les sauces, du concept en voulez-vous en voilà, avec des dérives hasardeuses, du propos aseptisé, là où Debord dénonçait la société du spectacle. Car parfois les expositions sont trop faciles, brouillonnes, avec de belles cautions intellectuelles… Cela, non, non, il ne le faudrait pas, sous peine de nous donner le même bouillon et de nous aliéner davantage en prétextant le contraire. Il ne faudrait pas non plus que les artistes jouent aux philosophes, et qu’ils s’arrêtent à mi-parcours, ni philosophes ni artistes, privés de l’élan, de la pulsion de la création, ou de celui d’une pensée en action.
En résistance à une trop grande communication
Il ne faudrait pas obéir en masse aux rentrées commerciales de la culture, à défaut de passer à côté d’un écrivain, d’un peintre, de ce qui se réalise en silence et souterrainement, comme en résistance à une trop grande communication.
Il ne faudrait pas lire toutes les rumeurs diffusées par internet, sitôt que l’on ouvre une page, avec tous ces faits divers qui nous tombent sur la tête, à la manière des journaux à sensations, et qui sont là pour éveiller notre curiosité, une curiosité comme un vice, à chaque meurtre, chaque vol… sous menace de périr étouffé par une conscience et une mémoire qui ne peuvent même pas revendiquer un pseudo état d’innocence. À cela préférer plutôt l’information critique, le sens de la responsabilité civique et citoyenne, s’engager pour la paix… comme une des plus belles utopies… Car il ne faudrait tout de même pas mettre tous les hommes dans le même panier!
Et la télé. Parlons-en, de la télé. Il ne faudrait pas, après une journée harassante, pour se consoler de la misère du monde, s’affaler sur le canapé et regarder un programme télévisé inepte, sous prétexte de se reposer… Comme un lavage de cerveau autorisé, accompli sans honte aucune, parole et pensées coupées… Il ne faudrait pas se laisser dériver au fil d’images que nous devrions avaler comme un mauvais plat! Ah là là, les dangers ne manquent pas! Il ne faudrait pas non plus se laisser aller à la torpeur de certaines séries télévisées qui font un malheur, et que l’on pourrait consommer sans modération, les séries dites cultes, avec l’approbation de certains philosophes, qui écrivent des essais sur les remarquables performances et l’intelligence de ces séries, produit de notre époque, consommation rapide, dépendance garantie. Evitons de tomber là-dedans, laissons le plus longtemps possible la télé éteinte. Car il ne faudrait tout de même pas avoir à jeter son téléviseur par la fenêtre!
Il ne faudrait pas non plus écouter toutes les heures, ou trois, quatre fois par jour les informations, sous peine évidente de redites, de tomber dans la crise à pieds joints, et de ne plus rien tenter... Il ne le faudrait vraiment pas.
Nous avons besoin d’audace et de résistance.
Il ne faudrait pas vitupérer, grommeler, marmonner, râler contre les villes et leurs modes de vie, qui génèrent des individus tristement solitaires et égoïstes. À propos d’égoïsme, il ne faudrait tout de même pas pousser le vice jusqu’à changer fréquemment d’ordinateur, de téléphone portable, de liseuse et autres gadgets, dont nous sommes totalement dépendants, comme des enfants accrochés à leurs doudous, car alors nous oublierions les chaînes d’ouvriers esclaves dans les pays défavorisés, travaillant pour nous. Il ne faudrait pas oublier à qui nous devons notre confort. Comme il ne faudrait pas oublier, dans l’opulence du leurre, les milliers de gens au chômage…
Car ainsi feraient les marionnettes. Mais pas nous.
Il ne faudrait pas non plus bouder notre plaisir. Dans ce difficile écheveau, à nous de tirer notre fil.
Bonne rentrée!
(article paru dans le Kulturissimo d’octobre 2013)
M'an Jeanne
M'an Jeanne, ses soixante-dix ans et ses dessins à la craie, son fils, Jean-Louis Vetter, sculpteur, le Château du Tremblay, tout cela désormais dans l'espace clos de la rêverie...
La première pierre
« N’oublie pas tout cela, petit bonhomme, garde-le précieusement, comme une relique, avec le sang qui a coulé sur le visage de ton fils d’un an, avec la panique du second, quand il s’est enfui terrorisé au fond des ruelles du village, à onze ans, transmets-le, emporte-le dans la mort, médite-le encore lorsque, dans la tombe, parmi les os de ton père, il ne te restera rien d’autre à faire, lorsque dans la tombe, petit bonhomme timide et durci, tu retrouveras tes amours d’enfance, lorsque dans la tombe l’amour de ta vie, celui qui t’est venu tard, mais qui t’est venu, se mêlera à toi, que dans ton rêve vos corps ne feront plus qu’un, tu ne l’oublieras pas.
Tu as toujours été atrocement romantique, petit bonhomme, mais tu as si bien fait, il faut le reconnaître, qu’ils ne l’ont jamais su.
Quand tu seras revenu dans la mort à laquelle tu appartiens, puisque tu étais en elle avant d’être, lorsque tu auras plongé au fond de ses eaux noires, et que tous les moments de ta vie seront là, confondus dans cet instant unique que ton existence a déplié en années, sans doute te faudra-t-il beaucoup de mort encore pour que tout cela fonde dans l’indifférence.
Parfois, dans ta rêverie, tu traverseras la pierre, tu iras te mêler au corps granuleux des vieux murs, tu te fondras dans la substance noueuse des arbres, tu iras au fond de l’étable écouter le souffle des veaux, et tu croiras que c’est l’enfance encore, l’enfance qui tourne et se retourne dans les eaux éternelles. Tu pénétreras ta maison, tu chercheras les lits dans lesquels, longtemps auparavant, dans les années, tu rêvais déjà ce moment, tu chercheras dans la nuit la lumière des longs après-midi sans fin, tu descendras les ruelles escarpées, vers l’église, vers les abreuvoirs, tu seras toujours là, malgré eux, chez toi. »
(La première pierre, Pierre Jourde, Editions Gallimard, juin 2013)