La peinture de René Moreu
Aux sources de la peinture
René Moreu, né à Nice le 11 novembre 1920, est mort peu avant ses cent ans, le 16 mai 2020. Résistant dès 1940, fréquentant la Grande Chaumière, imprimeur, fondateur et illustrateur du journal illustré Vaillant, une grave affection le rendant presque aveugle, l’oblige à renoncer à la peinture. Il y reviendra une dizaine d’années après, grâce à la médecine. Sa vision étant tout de même très atteinte, il puisera depuis ses „ténèbres“ des fumerolles de lumière, des traces de couleurs, autant d’impressions tangibles d’un monde comme révélé.
Les traits, les volutes, les points de focale, qui rappellent parfois une ornementation byzantine, sont portés par un fond noir, un espace comme une nuit profonde, d’où surgissent multitudes de végétaux, de taches, comme la traversée d’un jardin et ce qui peut subsister d’une contemplation. Parfois les couleurs s’organisent en motifs, comme ceux d’un jardin potager, dans une abstraction colorée et gaie, sans hiérarchie ni perspective, le tout mis à plat. Il s’agit d’une palette de sensations, d’un abécédaire primitif, d’empreintes, d’une perception organique, essentielle. Un rappel à la vie. Un lacis de formes comme un long fil à délier, qui rappellerait également le processus de l’écriture. Ce fil se déroule dans Le Paradis des oiseaux (1995) comme une fresque impossible à boucler, un royaume enchanteur dans lequel nous sommes invités à nous promener et à y découvrir quelque merveilleuse volupté au détour d’une volute. La liberté déborde l’espace, il y a comme un bruissement, des frémissements, une surface plane comme vue à vol d’oiseau, grouillante de points de vue, dans un entrelacs de figures et de formes qui sont autant d’espaces où s’attarder, égaux les uns les autres. Une terre à parcourir. Nous sommes dans une osmose entre un espace intérieur, mental, perceptif, et celui de l’œuvre, une identification instinctive à ce que nous découvrons, que nous n’avons jamais vu nulle part ailleurs, et que nous reconnaissons pourtant. Une vision patiente et archétypale. La superposition des lignes, leurs rencontres fortuites, participent d’une écriture ancienne qui conterait justement ce paradis des oiseaux. La pulsation du regard, du corps, la vibration de la vie est là, projetée en nous par une luxuriance qui est celle des grands jardins, d’une nature intacte et donnée dans ce qu’elle a de plus pur – sans trace ou si peu de présence humaine.
Un chemin de lumière
Cette rythmique, nous la trouvons aussi dans les différentes manières de René Moreu, celles-ci se côtoient, comme justement dans un jardin où une nature ordonnée voisine avec l’herbe folle. Les longues lignes telles des étoiles filantes, dans Un petit vent, ponctuent l’espace de leur verticalité. Elles sont aussi fleurs au bout de leurs tiges, des rémanences de cette lumière si chère à l’artiste, si précieuse. Elles sont un chemin de lumière sur notre pupille. Et tout à côté, comme un enfant le dessinerait dans un élan, une tache colorée en forme de cœur, une éclaboussure de bleu, tout en haut, pour le ciel. Ces taches si rares, cette lumière, vibrent, tantôt dans des tortillons semblables à de la brume, à quelque chose de flou et qui a sa poésie, tantôt avec l’évidence et la force de ce qui tranche, la couleur, encore une fois surgie des ténèbres. Les lignes serpentines guident l’œil comme une musique. Tout est rythme et découverte. Ailleurs, d’autres motifs, plus ronds, tout aussi ludiques. Dans Variation pour un jardin n°4 (1998, série des Jardins), il s’agirait presque d’un alphabet, avec des légumes aux formes arrondies de lettres, et tout en haut, comme pour un jeu de marelle où il faudrait gagner le paradis, un oiseau. On peut également penser à une ouverture du monde telle que la pressentait Henri Michaux avec ses tribus. Ici, les clôtures ont sauté. Et René Moreu nous mène au ciel, là où de toute évidence tout s’équivaut, la lumière, la couleur et la forme, dans une organisation récréative. Comme l’écrit Jean Planche, dans le catalogue édité à l’occasion de cette exposition: „Le royaume dont nous nous réclamions sans qu’il soit vraiment besoin de le revendiquer, était enclos dans les limites d’un jardin. Pourtant il contenait sans contrainte l’immensité de la Merveille, cette vie végétale „jonchée de réminiscences“ où il était si bon de s’immerger, de disparaître.“
Les visions de René Moreu sont de celles qui prennent racine en nous au plus fort de l’indicible et d’une lumière primitive. Ces œuvres sont magnifiquement exposées dans les salles du Château de Ratilly, à la fois majestueuses et dépouillées. Elles intègreront pour partie, et selon la volonté de Catherine Laporte-Moreu, les collections du LaM, Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut, de Lille Métropole.
René Moreu
Jusqu’au 31 octobre
Château de Ratilly – Centre d’art
89520 Treigny (Yonne)
www.chateauderatilly.fr
De notre correspondante Clotilde Escalle
(article paru dans le Tageblatt du 21 juillet 2020)
Visuel: Variations pour un jardin n°4 (1998, série des Jardins)
Photo: (c) Mario del Curto