Littérature et bienséance
La littérature a-t-elle un sexe? Ou du moins l’écrivain, lorsqu’il écrit, est-il un être sexué ou non? La question a été déjà posée, et j’aurais été tentée de répondre dans un premier temps: non, bien évidemment. Puis, devant la réception par la presse de certains écrits des femmes, devant les malentendus qui se multiplient chaque fois qu’un écrivain femme (je n’arrive pas à écrire auteure ou encore écrivaine – et c’est assez intéressant, comme si je revendiquais là une puissance masculine; écrivain est un mot à l’ombre duquel j’ai été élevée, synonyme pour moi d’affranchissement; le genre masculin relèverait-il alors, pour des gens de ma génération, d’une capacité pour les femmes qui se l’approprient à s’affranchir de leur condition?), je pense à présent le contraire. Car nous appartenons, pour chacun d’entre nous, à une culture affective et sociale, nous avons été élevés par des hommes et des femmes, et notre façon de prendre place dans le monde, le mode également sur lequel on est accueilli nous permet de comprendre combien nos places devraient en fin de compte nous être assignées et transmises, même en littérature. Et combien, en tant que lecteurs, nous attendons quelque chose de bien particulier d’une écrivaine (ça y est, je l’ai écrit) ou d’un écrivain. Et si cela ne nous est pas transmis par la lecture, nous nous sentons parfois bousculés, rudoyés, dans nos convictions et interprétations du monde. Pourtant c’est à ce prix-là que les frontières bougent.
La crudité des mots au creux du récit
Lorsqu’on écrit, même si on oublie à quel sexe on appartient, tout un conditionnement culturel et social pose alors le texte dans un certain environnement. Alors, forte d’une culture arabe dans sa part affective, venant d’Espagne également, ayant été élevée principalement par mon père, avec cette part de garçon manqué qui permet certaines audaces littéraires, vivant et écrivant en France, je me pose une nouvelle question: comment prendre place dans ce paysage lorsque, par exemple, dans un roman, j’écris des scènes ayant trait à la sexualité, mais sans les enrober pour autant d’affect, de sentiments? Comment prendre place, en tant que femme, dans une société littéraire française qui, d’un côté, loue Georges Bataille, et d’un autre côté fait l’éloge de la bienséance ? Comment, venue du tiers-monde ou d’un pays en voie de développement, comme on voudra, où les hommes font de la sexualité un principe dominant, ne pas laisser la crudité des mots s’inscrire au creux du récit et résonner comme un ailleurs que je porte en moi?
Je n’ai pas envie de jouer de l’exotisme, ni faire ce qu’on appelle de l’autofiction, car alors il me semblerait que le récit serait verrouillé de l’intérieur, et que le lecteur se poserait en voyeur, au lieu de risquer sa peau, sa morale, de tout abandonner pour, en fin de compte, ressortir victorieux. Je veux que la littérature prenne le large, et chaque fois on voudrait cataloguer, répertorier. Si l’on est une femme, c’est pire. Même en France, dans une société de plus en plus puritaine, où l’on croit que tout est permis en matière littéraire… Mais non, n’est permis que ce qui s’inscrit dans la norme du loisir, du formatage de la pensée. On ne cherche plus à se perdre en littérature.
De l’écriture à la représentation
Ce que je voudrais, c’est dire, sans confort possible, depuis ce vertige d’être vivante, femme, et libre de laisser au fantasme, au rêve, à la force sombre de la cruauté, la place qui leur reviennent dans cette aventure prodigieuse de liberté qu’est la littérature. Le corps de l’écrivain est toujours dans les pages, entre les lignes, posé sur les mots. Il fait fantasmer, il est là, offert, et l’on mélangerait facilement privé et public, dans ce cas-là. Beauté du mirage. Dans l’écriture on rejoue sans cesse un temps révolu, miraculeusement incarné, on rejoue une mort de nouveau annoncée. Comme l’on dispose de ce corps dans le récit, on croit pouvoir le déplacer, le projeter, sur celui de l’écrivain, le temps venu de la promotion de son travail. Le culte de la personne. Jouer encore sur la représentation – grande névrose, petites manies, alors que l’on ne devrait s’occuper que de littérature.
Dans nos pays occidentaux, qu’est-ce qu’écrire veut dire, à un moment où la parole n’est plus bâillonnée, où tout semble permis? Il me semble que les enjeux restent de taille. Ecrire n’est pas une entreprise confortable, loin de là. Ecrire comporte des moments jouissifs, mais aussi des épreuves, des hallucinations, comme autant de seuils à franchir, dans cette nuit que décrit si bien Maurice Blanchot. Mais pour nous Occidentaux repus, gavés de loisirs, de vitesse, qu’est-ce qu’écrire veut dire? Comment veiller à ne pas trop être dans le confort d’une création narcissique, sans grand danger? Ni dans un confort de vie qui anesthésierait les sens?
Croyez-vous également que les femmes sont libres? Mais non. Regardez comme notre époque est vulgaire, comme elle a régressé dans cette fameuse émancipation du féminin – femmes qui joueraient plutôt à se déguiser en poupées botoxées. Dans un monde où les règles sont de plus en plus nombreuses et les Tartuffe également, comment ne pas fondre dans la bienséance et garder cet espace de transgression absolue que constitue le roman? Que signifie le terme de morale, en littérature?
Qu’est-ce donc qu’un écrivain, dans un pays avancé d’Europe, aujourd’hui? De surcroît lorsqu’il s’agit d’une femme?
(article paru dans le Kulturissimo de juillet 2014)
A ciel ouvert

Vient un moment où l'on n'est plus de nulle part. C'est fini. Pays rêvé, campagne rêvée, mer rêvée, autres continents, tout s'équivaut. Avec stupéfaction laisser filer ces moments d'étrangeté en attendant éventuellement de reprendre pied. Mais alors ce sont les visages qui se brouillent en une suite ininterrompue de rires et de grimaces. Puis les mots menacent, donnent le vertige, fatiguent, la profusion oblige au silence. Même pas de mélancolie, simplement un abasourdissement qui pourrait se mesurer à la volée de cloches le dimanche.
Venu parti

« pas un bruit sinon les vieux souffles et les pages tournées lorsque soudain cette poussière le lieu tout entier plein de poussière en rouvrant les yeux du plancher au plafond rien que poussière et pas un bruit sinon qu’est-ce qu’elle t’a dit venu parti est-ce que c’était ça quelque chose comme ça venu parti venu parti personne venu personne parti à peine venu à peine parti »
(Cette fois, Samuel Beckett, Éditions de Minuit, mars 1986)
Au début

Au début, nous nous amusions de ces boutiques fermées. Nous imaginions la vie d'alors, pas si loin que ça. Puis de telles boutiques aveugles, mortes, se sont multipliées, à travers bourgs et villages. On découvre la "surveillance citoyenne" en même temps que la désertification des campagnes. Aujourd'hui, si l'on veut collectionner de telles images, il suffit de prendre la route et de se laisser porter au creux du pays. Là où les pompes à essence dorment également de la même éternité dégradée.
Mon petit lapin

Il faut avoir le sens du détail, de la mise en place, une âme d'artiste, pour survivre dans la région. Espérer qu'on le remarque, n'importe qui, jeunes, vieux, un homme, une femme, n'importe quel passant. Quelques minutes d'une satisfaction égoïste. Un vide-grenier est une occasion comme une autre. La mise en espace comme mise en abyme du temps. C'est ce qu'il s'est dit, au petit matin, en arrangeant son stand. Et quelqu'un l'a vu... le petit lapin au crucifix!
Un trio formidable

Mon père me gâtait. Nous étions joyeux, au cœur des fêtes populaires. Il partait d'un grand éclat de rire, notre liesse remontait à la nuit des temps. Il nous en fallait peu, un refrain, une barbe à papa, des illustrés, et ses grandes mains. D'immenses mains où cacher mes joues, mon enfance. Dans ces mains-là, se cachait également mon grand frère.
Par exemple
Des espaces qu'il s'agirait de ne pas rouvrir sous peine d'une émotion trop grande. Là-dedans l'Afrique, des étreintes, une chaleur suffocante, et ces spectres que sont père et mère. Là-dedans les miroitements de l'eau au fond de la piscine - yeux grand ouverts, bulles qui s'échappent - le reflet du papier d'argent, et les routes, les routes pour venir jusqu'ici. Par exemple...
"Le monde a changé"
« Le monde change sous nos yeux : il n’y a pas à le retenir, mais à le tenir ferme, chaleureux, solidaire. C’est faisable – et ce ne sont pas des mots. Il arrivera bien un moment où il ne s’agira plus de regrouper ceux-ci ou de s’en souvenir, mais de les muer en actions, en combat.
Non que je veuille absolument qu’ils remplacent alors les livres ou les articles, qui restent nécessaires. Mais si je n’avais qu’une seule prière à faire (en ces temps de laïcité, la formule est audacieuse), c’est que journaux et médias fassent silence. Un peu de silence : les avis de tous les experts, savants, apprentis philosophes, gentils garçons, gentilles filles, personnes bien intentionnées développent de l’anxiété. Un brouillard envahit les pensées. Je vois bien la contradiction : demander du silence à l’information, c’est un non-sens, une folie. Je rêve pourtant de trouver un jour dans un journal une page blanche, indemne de tout propos. Juste pour souffler, réfléchir par moi-même, avant de retomber dans le tumulte et le chaos où découvrir des sentiers et des routes de vérité semble quasi impossible. »
Arlette Farge, Il me faut te dire, collection Ce que la vie signifie pour moi, Éditions du Sonneur, janvier 2017
R.F.
Besoin d’un espace plus vaste. C’est entendu ?
Contes à rebours
Encore des oiseaux et du givre, pour nous faire croire à la grâce des contes.