Venu parti
« pas un bruit sinon les vieux souffles et les pages tournées lorsque soudain cette poussière le lieu tout entier plein de poussière en rouvrant les yeux du plancher au plafond rien que poussière et pas un bruit sinon qu’est-ce qu’elle t’a dit venu parti est-ce que c’était ça quelque chose comme ça venu parti venu parti personne venu personne parti à peine venu à peine parti »
(Cette fois, Samuel Beckett, Éditions de Minuit, mars 1986)
Au début
Au début, nous nous amusions de ces boutiques fermées. Nous imaginions la vie d'alors, pas si loin que ça. Puis de telles boutiques aveugles, mortes, se sont multipliées, à travers bourgs et villages. On découvre la "surveillance citoyenne" en même temps que la désertification des campagnes. Aujourd'hui, si l'on veut collectionner de telles images, il suffit de prendre la route et de se laisser porter au creux du pays. Là où les pompes à essence dorment également de la même éternité dégradée.
Mon petit lapin
Il faut avoir le sens du détail, de la mise en place, une âme d'artiste, pour survivre dans la région. Espérer qu'on le remarque, n'importe qui, jeunes, vieux, un homme, une femme, n'importe quel passant. Quelques minutes d'une satisfaction égoïste. Un vide-grenier est une occasion comme une autre. La mise en espace comme mise en abyme du temps. C'est ce qu'il s'est dit, au petit matin, en arrangeant son stand. Et quelqu'un l'a vu... le petit lapin au crucifix!
Un trio formidable
Mon père me gâtait. Nous étions joyeux, au cœur des fêtes populaires. Il partait d'un grand éclat de rire, notre liesse remontait à la nuit des temps. Il nous en fallait peu, un refrain, une barbe à papa, des illustrés, et ses grandes mains. D'immenses mains où cacher mes joues, mon enfance. Dans ces mains-là, se cachait également mon grand frère.
Par exemple
Des espaces qu'il s'agirait de ne pas rouvrir sous peine d'une émotion trop grande. Là-dedans l'Afrique, des étreintes, une chaleur suffocante, et ces spectres que sont père et mère. Là-dedans les miroitements de l'eau au fond de la piscine - yeux grand ouverts, bulles qui s'échappent - le reflet du papier d'argent, et les routes, les routes pour venir jusqu'ici. Par exemple...
"Le monde a changé"
« Le monde change sous nos yeux : il n’y a pas à le retenir, mais à le tenir ferme, chaleureux, solidaire. C’est faisable – et ce ne sont pas des mots. Il arrivera bien un moment où il ne s’agira plus de regrouper ceux-ci ou de s’en souvenir, mais de les muer en actions, en combat.
Non que je veuille absolument qu’ils remplacent alors les livres ou les articles, qui restent nécessaires. Mais si je n’avais qu’une seule prière à faire (en ces temps de laïcité, la formule est audacieuse), c’est que journaux et médias fassent silence. Un peu de silence : les avis de tous les experts, savants, apprentis philosophes, gentils garçons, gentilles filles, personnes bien intentionnées développent de l’anxiété. Un brouillard envahit les pensées. Je vois bien la contradiction : demander du silence à l’information, c’est un non-sens, une folie. Je rêve pourtant de trouver un jour dans un journal une page blanche, indemne de tout propos. Juste pour souffler, réfléchir par moi-même, avant de retomber dans le tumulte et le chaos où découvrir des sentiers et des routes de vérité semble quasi impossible. »
Arlette Farge, Il me faut te dire, collection Ce que la vie signifie pour moi, Éditions du Sonneur, janvier 2017
R.F.
Besoin d’un espace plus vaste. C’est entendu ?
Contes à rebours
Encore des oiseaux et du givre, pour nous faire croire à la grâce des contes.
Signature au Salon du Livre le 25 mars 2017 à partir de 16h
« Et puis je reviens à la surface, toute seule. Oui, oui, vous avez raison, je m’appelle Caroline Lambert. Je vais parfaitement bien, je vais pouvoir reprendre mes lectures, mon écriture, mes petites manies. Et puis je voudrais ne plus jamais sortir d’ici. Du moins pas avant que j’aie fini de confectionner ma robe de mariée avec le drap de ma première nuit à l’asile. Fil à fil je le défais. Fil à fil je broderai ma robe. Une robe ajourée, aussi légère qu’un rêve, pour un grand amour de princesse. Fil à fil, courbée sur l’ouvrage, au calme de la chambre. C’est un secret que je partage pour l’instant uniquement avec le médecin. Fil à fil, cette robe effacera toutes les méprises, me rendra neuve, follement éprise. À la fin de cet ouvrage – fil à fil – je me coucherai, mariée, dans mon lit. Il n’y a aucune urgence, aucun drame. »
Extrait de Mangés par la terre, Éditions du Sonneur (sous la direction de Marc Villemain, mars 2017)
Hommage à François Roustang
François Roustang s’est éteint le 23 novembre 2016, à l’âge de 93 ans. À ceux qui voulaient l’entendre, il disait qu’il attendait la mort, que c’était la seule échappée, ceci avec un sourire, en vous regardant droit dans les yeux. Il pouvait ajouter: ça suffit à présent. Ancien jésuite, philosophe, psychanalyste, hypnothérapeute, ses écrits interrogent les mystères de l’être humain. Ayant connu Lacan, il s’est détourné de la psychanalyse lorsqu’il a compris la dépendance qui s’exerçait entre patient et analyste, notamment dans le contre-transfert souvent tu, et qui a pour conséquence l’aliénation psychique du patient qui ne sait comment s’en sortir sans rejouer à l’infini des conflits anciens, ceci avec la complaisance de l’analyste. François Roustang désirait s’échapper de tous les carcans.
L’ampleur de l’existence
Il m’est arrivé d’aller le voir comme on consulte un sage, un maître, dans la philosophie orientale. Pour la qualité du silence et l’ampleur de l’existence, une existence redonnée comme un espace hors temps, dans un instinct de vie qui ouvre l’être à ce qu’il a de plus intuitif et de plus animal. Si l’on sait faire jouer son instinct, „alors on ne se prend plus les pieds dans le même tapis“, c’était son expression. En une séance il vous redonnait le monde, à condition de ne plus interroger vainement un passé tourné dans tous les sens, éculé. Il vous rendait en même temps à la lumière, à votre condition de mortel. Cette mort que nous voulons fuir et qui tôt ou tard nous rattrapera, il était essentiel que nous la regardions en face pour vivre dignement, dans le désir, sans discours égocentrique. Pour cela, s’asseoir dans un fauteuil et attendre avec lui que le quotidien se dénoue, dans cette hypnose qui tient de la transe, le mot fait peur alors qu’il ne recouvre que cet espace où l’on ne pense plus, ne parle plus, offert à une distance silencieuse qui nous redonne le fil de nos actes, des images de nous-mêmes comme un petit théâtre d’ombres dont il serait sain de s’éloigner. En une séance vous saviez ce qui était faux en vous, qui sonnait mal, et qui vous déroutait. J’ai vu François Roustang comme cela, environ une fois par an, pendant une dizaine d’années. Et deux mois avant sa mort, je lui disais combien sa démarche n’avait rien à voir avec celle des autres hypnothérapeutes. Il s’agissait d’être avec l’autre, dans un échange et un abandon sans commune mesure. Il me donnait la force vitale, à la condition de ne jamais me complaire dans le malheur ou l’exercice narcissique du bonheur. Savoir se réjouir, certes, mais avec ce regard posé sur l’infini, au lieu de se perdre dans les méandres d’un quotidien étriqué.
Je lui dois également la formule „faire sauter la clôture du monde“, pas mal non comme thème de séance. Et c’est depuis ce fauteuil où je m’oubliais, chez lui, dans le silence et une certaine torpeur, que je retissais ma vie, refaisais le monde, ce monde dans lequel les gens qui venaient le voir prenaient une place juste, apaisée et vigilante.
Bon voyage!
François Roustang disait faire acte politique à sa manière, pour cette place juste que les patients s’assignaient dans le silence, éclairés par leur conscience. Car regarder la mort en face nous oblige à être sans concessions et, disait-il aussi, „d’une solitude absolue„. Ce qui ne nous empêche pas, bien au contraire, de rire et de danser, toute chose étant par nature éphémère. L’être humain a un fort pouvoir de digestion, cette vie qu’il digère en permanence, il ne faut pas l’entraver. Et si vous vous redressiez dans le fauteuil, si vous releviez la tête ou si vous vous détendiez, c’était le geste juste qui advenait physiquement et qui vous replaçait avec une belle évidence dans la vie. Tête haute, poitrine ouverte, décontracté.
François Roustang, sur le seuil, la dernière fois que je l’ai vu, m’a saluée d’un „bon voyage!“, qui signifiait ce temps que je vivrai en usant d’instinct. N’a-t-il pas écrit: „(…) plus le solitaire se libère des liens présents, figés par les habitudes, c’est-à-dire plus il ose l’indépendance à l’égard de toutes ses certitudes ou plus il s’isole dans le vide de l’incertitude, plus alors il permet à la multitude des liens nouveaux de se faire jour. Il devient participant de la vie qui rejette ce qui est mort pour se frayer un passage vers le futur. La vie qu’il connaît alors se remplit des connexions qui l’envahissent; il y participe et, par là même, il les produit. “ (François Roustang, Il suffit d’un geste, éditions Odile Jacob, octobre 2004) Vous voyez, surtout à notre époque, de quel acte citoyen cela relève. Cesser d’être aliénés et établir nous-mêmes les liens qui nous intéressent!
François Roustang était un chaman des temps modernes, selon une philosophie orientale que nous avons délaissée et qui nous redonne l’individu dans son contexte, hors religion, entre ciel et terre. François Roustang m’a appris la puissance d’affirmation du désir, la force de l’instant présent. Et à mon tour, avec cette belle ampleur qu’il m’a apprise, en l’en remerciant, je lui souhaite un „bon voyage“!
Clotilde Escalle
(article paru dans le Kulturissimo du mois de janvier 2017)