Les Jeûneurs
Les Jeûneurs sont chez Publie.net, et c’est un grand bonheur !
http://www.publie.net/livre/les-jeuneurs-clotilde-escalle/
Petit Zéphyr
Tes affaires sont rangées dans un grand sac de papier. Je n’ose y toucher, ni recenser définitivement ce qui désormais m’appartient, et qui, par une trop grande familiarité, m’évoque des instants d’une vie rêvée. Ce que l’on croit avoir entre les mains, au même titre que ce que nous sommes, n’existe pas.
Instant présent
Ne jamais se laisser aller à un quelconque rite divinatoire, ce serait comme chercher l’eau des sources, mesurer la vie à l’aide d’un pendule, on se prendrait au jeu, et tout oiseau qui passerait dans le ciel serait l’écriture possible d’un destin inévitablement funeste (la belle poésie), platitude à prendre au revers.
Papa Beckett
À la lisière du temps, cette boîte aux lettres...
et ces réminiscences:
"Il est tard dans l'après-midi et au bout d'une centaine de pas le soleil apparaît au-dessus de la crête. Levant les yeux au ciel d'azur et ensuite au visage de ta mère tu romps le silence en lui demandant s'il n'est pas en réalité beaucoup plus éloigné qu'il n'en a l'air. Le ciel s'entend. Le ciel d'azur. Ne recevant pas de réponse tu reformules mentalement ta question et une centaine de pas plus loin lèves à nouveau les yeux à son visage et lui demandes s'il n'a pas l'air beaucoup moins éloigné qu'il ne l'est en réalité. Pour une raison que tu n'as jamais pu t'expliquer cette question dut l'exaspérer. Car elle envoya valser ta petite main et te fit une réponse blessante inoubliable."
(Compagnie, Samuel Beckett, Editions de Minuit, octobre 2004)
A petits pas
Toutes ces choses que l’on fait tous les soirs, qui indiquent la fin d’une journée et annoncent la tranquillité après le travail, toujours le même itinéraire, machinal, ouvrir l’eau qui alimentera le chauffage, fermer le cabinet, monter et tirer les volets, aller à la salle de bains, soupirer devant le miroir, s’arrêter un instant, suspendre ses gestes pour écouter le brouhaha des moineaux dans le lierre et le chien qui, vraisemblablement énervé par un chat qui le nargue, aboie sans discontinuer. Se dire : comme la maison est silencieuse, comme j’ai vieilli, allant du bureau où je ne fais plus rien, à mon lit. Ils m’ont oublié. Compter les petits pas traînants et m’étonner qu’il y en ait si peu pour un si long temps, sentir les visages se défaire sous la paume des mains, à défaut de les voir, oui, comme le temps a passé.
Merci
Je vais bien, merci.
Figures de l'histoire
« Au sortir de la Grande Guerre, Chirico renouvelle la peinture d’histoire en re-peignant le plus émouvant des départs au combat : les adieux d’Hector et d’Andromaque, simplement remplacés par des mannequins. Dans les années 1940, l’exilé juif Felix Nussbaum, dans sa cachette d’Amsterdam, peint, avec ses figures à l’expressionnisme figé, l’allégorie des camps et de la mort qui l’attendent, tandis que, sur les bords du lac de Constance, Karl Hofer les spectralise à sa manière, dans la disposition calment inhumaine des panneaux perpendiculaires et des personnages nus et solitaires de La Chambre noire. En 1990, le fils d’émigrants juifs Larry Rivers, le même qui avait démystifié l’iconographie de Washington, peint deux portraits tranquillement symboliques du témoin des camps, Primo Levi. Sur l’un, la figure de l’écrivain se dédouble pour laisser apparaître le visage de l’enfermé. Sur l’autre, le mouvement de sa main déroule le paysage des murs et des silhouettes des victimes. Surimpression empruntée au cinéma, décomposition du mouvement empruntée à son ancêtre, la chronophotographie de Marey. L’histoire n’a pas fini de se mettre en histoires. »
(Figures de l’histoire, Jacques Rancière, Travaux Pratiques, puf, août 2012)
Le silence
Tous ces lieux qui m’ont accueillie, que j’ai habités avec l’innocence du moment présent, oubliant que j’étais mortelle, de cet oubli qui me fait tenir debout respiration ample. Puis je suis retombée, emportant en creux le manque absolu conjugué à l’amour. Ce manque me fait enrager, il m’élève aussi, je ne suis plus que du vent. Hélas je me réincarne et ne sais plus que faire de tout ça. La mort m’a ôté des êtres auxquels je parle depuis, intimité enfouie, vestiges qui me portent au fil du temps, petits fragments du passé que je tourne et retourne dans ma mémoire, bouleversée par un éclat, à terre également, les larmes aux yeux. Mais rien ne marche, je cesse alors mon chantage. Silencieuse, j’écoute.
Noël
Sous les épluchures d’orange, un sapin enguirlandé de lumières qui clignotent. De la fête, il ne reste qu’une paire de chaussures, le masque du père Noël, une trace de rouge à lèvres dans le miroir, la disparition de ma mère. Sous les épluchures d’une orange, le dentier de papa, des hourras, bravos, ainsi de suite. Ma tête heureuse contre l’oreiller. Des souvenirs encore et encore. Du soleil plein ma besace, et une maison très grande, aux couloirs labyrinthiques. Tout au fond d’un couloir, une salle de cinéma, avec une vie qui tourne en boucle sur l’écran pour des années encore. Dans ce film, pêle-mêle, nouvelle recension d’objets et de fous rires. Ah ! Comme c’est charmant ! J’aime l’hiver ! Et puis nouvel endormissement. Chaque jour est d’une beauté à couper le souffle ! Cette fois, bien réveillée, je file dans la rue : les décorations sont installées, à nous l’utopie d’un doux réveillon !
Grues
Tout le monde lève la tête au passage des grues.