Qu'est-ce qu'une femme?
Qu’est-ce qu’une femme? On pourrait peut-être substituer une autre question: de quels droits une femme peut-elle se revendiquer? Et cette question-là semble toujours d’actualité, avec des perspectives plus ou moins ouvertes selon la société, le pays dans lesquels on vit. Je viens de voir un film emblématique, que toutes les jeunes femmes occidentales devraient voir, afin de prendre conscience du monde libre dans lequel elles vivent, et des acquis qu’il s’agirait de ne pas perdre. Ce film s’intitule Wadjda, c’est le premier film saoudien, réalisé de surcroît par une femme, Haifaa Al Mansour. Le propos est assez simple, une petite fille de douze ans désire avoir un vélo. Grand tabou dans une société où faire du vélo n’est pas pour les jeunes filles qui, à cause de cette pratique, ne pourront pas avoir d’enfants. Cette petite fille à l’écran n’est pas encore pubère, mais on sent la menace arriver, par les injonctions faites par la femme proviseur de couvrir son visage dans la rue. Mais Wadjda est la liberté et l’énergie mêmes, elle aura son vélo.
Un travail permanent d’émancipation
En filigrane est brossé un portrait de la société, où le Diable est capable de cracher sur un Coran ouvert (il faut donc vite le refermer) et où il faut fuir le regard de convoitise des hommes. Film remarquable d’art et d’essai, au parti pris esthétique, tous ces corps drapés, cette innocence, et ce désir d’en finir avec l’hypocrisie, film qui devrait donc faire réfléchir à l’état de notre société, une société qui pourrait avoir une propension à l’oubli. Nous savons que les intégrismes montent, que les ultras catholiques sont contre l’avortement, et que des figures emblématiques comme Elisabeth Badinter et Gisèle Halimi ont de quoi frémir devant la difficulté de mobilisation des femmes d’aujourd’hui. Que l’on songe à celles qui meurent tous les trois jours sous les violences conjugales, en France. C’est hallucinant. Etre femme relève d’un travail permanent d’émancipation, qui conjugue les territoires et les solidarités. A propos de vigilance et de solidarité féminines, Elisabeth Badinter m’a ouvert bien des perspectives avec son livre, L’amour en plus. Enfin elle osait dire que l’instinct maternel n’allait pas de soi. Elle a, en quelques pages, renvoyé aux oubliettes toutes ces Vierges à l’enfant que l’on donnait à voir en peinture aux femmes, comme le modèle idéal. Ayant eu une mère qui n’était pas conforme au modèle de maman, cela m’a fait un bien fou de savoir qu’une mère pouvait ne pas être aimante sans que cela fût de la faute de son enfant. L’abîme s’ouvrait alors de manière plus juste, quitte à en avoir le vertige, et la libération qui s’en est suivie m’a fait prendre langue.
Le masculin/féminin
D’ailleurs, lorsqu’on écrit, la langue est-elle féminine ou masculine? Du moins, dans ce qu’elle évoque? Pour avoir vécu dans un entourage masculin, proche de la figure paternelle, j’ai adopté cette audace frontale, celle des hommes. Je pense que le verbe peut être plus cru, certains critiques féminins me l’ont reproché d’ailleurs, comme s’il y avait une autre façon de faire, plus féminine. Il faut croire que ces personnes-là n’ont pas vécu en Orient, où être femme attise toutes sortes d’obscénités verbales, proférées comme une obsession, sur un même souffle. Au point que le corps du mâle s’impose sans cesse, il vous hante, comme entré dans votre esprit par effraction, alors que dans la rue, pour ne pas vous faire remarquer, vous vous faites plus petite, vous rasez les murs, vous attendez que ces torrents de désirs frustrés cessent, et vous rentrez bien vite chez vous, en vous demandant pourquoi il faut que les hommes vous rabaissent ainsi à un sexe, simplement un sexe. Alors l’écriture bien évidemment, comme une langue outrée, s’empare de tout cela, directement, crûment, à la façon d’une autre culture, elle rééquilibre les rôles, et depuis ce masculin/féminin, elle s’empare d’un territoire vierge, là où le mirage sexuel peut rester venin mais peut également devenir amour.
Autre petit phénomène de société, ces livres porno soft, que les braves ménagères de tous les âges (et même les jeunes filles, futures ménagères dans l’âme) s’arrachent comme des petits pains et qui sembleraient les stimuler dans l’affirmation de leur désir, en tout cas c’est la publicité que l’on en fait. J’ai feuilleté l’un d’eux: rien de bien extraordinaire, toujours cette domination masculine, et ce frisson au féminin, celui d’être dominée par un guerrier sans merci, dans la jungle de nos modes de vie standardisés. Et puis aussi parfois, ce que je comprends difficilement, les femmes se transforment en petits caniches poudrés, je me demande la raison de leurs faux ongles, de leur maquillage, de leur parfum, des talons hauts au point de ne plus pouvoir marcher, cette façon de se déhancher dans la rue, le regard perdu au loin comme si elles pouvaient n’être qu’objet de désir. Et lorsqu’elles le sont trop, et qu’elles cèdent à leurs pulsions sexuelles, les jeunes gens (et les moins jeunes d’ailleurs) les qualifient de salopes. Dans des caves, en France, dans des banlieues, il y a des tournantes, des viols collectifs, les jeunes filles qui en sont les victimes sont à jamais perdues. Au XXIe siècle, en Occident. Bien évidemment, je ne parle pas de sociétés reculées où les femmes n’ont pas le droit d’aller à l’hôpital. Il faut donc continuer à retrousser ses manches, il y a encore beaucoup à faire…
(article paru dans le Kulturissimo, mars 2013)
Souvenir de comptine
La petite poule rousse en question picorait des grains. D'autres poulettes s'affairaient à ses côtés. Mais la petite poule rousse n'était pas partageuse. Petite poule rousse, me donneras-tu du grain? demandais-je. Ce à quoi ma petite sœur répondait: Non, non, non! Tu n'en auras pas!
Encore
Repartis vers le Nouveau Monde. Direction le salon funéraire. Ma belle-mère chérie, deux ans après son mari. C’est épuisant. Les proches, au-delà de l’Atlantique, puis dans le ciel, comme l’on dit aux enfants. Aller honorer leur mémoire. Des pans de murs tiennent encore, ce sont des souvenirs à la consistance de chair. Sur une vieille maison, du crépi bleu, aussi bleu que le ciel où… ici comptine de son choix.
À mon retour, je tâcherai de trouver la mienne, de comptine, où il était question d’une petite poule rousse qui picorait du grain…
Le Maréchal absolu
« Il s’est encadré, immense, dans le chambranle de la porte qui figurait le cadre de son portrait en pied. Il s’y est arrêté un instant, comme s’il avait conscience que l’éternité le retenait là, l’installait pour l’inimaginable regard des générations futures. On sentait l’homme en proie à des accès d’éternité, comme d’autres sont travaillés par de vieilles maladies tropicales. L’éternité ne prévenait pas. Elle le saisissait, dans son encadrement de bois vert foncé, en robe de chambre grenat, ceinture à glands, pyjama de soie noire et charentaises brunes. Même dans ce négligé, il ne pouvait faire autrement que figurer le négligé, représenter à la face du ciel la plus intimidante des intimités. »
(Le Maréchal absolu, Pierre Jourde, Editions Gallimard, juillet 2012)
La verticalité du temps
Le temps est une drôle d’affaire. Nié, refoulé, il s’arrange pour vous revenir en plein visage, le temps d’une ride, d’un rhume, d’une naissance, d’une maladie un peu plus grave, de la convalescence, le temps d’un rien, le temps de l’ennui, tout est là, relativement interchangeable, puisque, au bout du compte, nous sommes habités par une sorte d’éternité, pour peu que nous fassions silence. Silence plein de notre essence, poumons gonflés à bloc, alors un autre temps advient. Le temps comme une jauge impensable, duquel nous sortons victorieux: le temps impalpable de l’absolu, qui se défie des visages, des rides, des âges, le temps qui nous rapproche les uns des autres. Cette énergie du temps, nous la sentons à l’œuvre partout dans la nature, elle travaille aussi nos corps. Que nous nous appelions Pierre, Paul, Marie, ou Philippe, que nous soyons de telle ou telle nationalité, nous ne sommes pourtant rien d’autre que du temps à l’œuvre. Inspiration expiration. Poumons gonflés à bloc, donc. Nous sommes tous pareils. Alors surgit le temps du rêve. Installez-vous en plein dedans, faites sauter la clôture du monde, vous y nagerez, dans le temps.
Un silence consciencieux
Le temps révèle l’intime. Fermez les yeux, tout revient au bout d’un moment, les images se réorganisent, les êtres chers se pressent sous les paupières, vous pouvez retrouver aussi votre corps d’enfant. De la perception pure: la verticalité du temps est imparable. Faire l’exercice suivant, les jours où un besoin incommensurable de tendresse se fait sentir. S’allonger et fermer les yeux. Recenser les lieux familiers, retrouver la paume douce et chaude d’un être aimé, refaire avec lui le tour du corps, le retrouver malgré l’absence, malgré la mort qui nous ôte la magie de sa présence, le retrouver tel que nous le connaissions par cœur, un sourire, une caresse, un mot, et une dynamique, quelque chose de vital tout à coup reviennent et, pour ma part, me donnent le courage de continuer. Car en vieillissant, à la différence des enfants pour qui le temps est une grande étendue horizontale, j’éprouve aujourd’hui ce temps comme un pendule ou un fil à plomb, pesant de tout son poids, et qui m’emporte dans une sorte de silence consciencieux. Un silence sage, méticuleux, à la recherche de son éternité. Vous dire par exemple que la nuit je reprends au détail près d’anciens endroits imprégnés d’une présence désormais illusoire. Tout me revient par enchantement, jusqu’à la couleur d’un tapis, jusqu’au tableau accroché à un mur, un imperméable dans l’entrée, objets qui par-delà même leur souvenir me redonnent le plaisir de sentir le temps incarné. Les couloirs défilent et tout reprend vie, avec un grain insoupçonné sous la main, des odeurs, des sourires… Surgissement prodigieux de la mémoire qui, au réveil, me donne la couleur d’un autre temps, un temps qui vient flirter avec le quotidien, et affleure sans cesse, sans pour cela me rendre triste. Il y a simplement le mystère d’être, dans une dilatation inouïe.
Ne jamais finir de grandir
Ce temps-là, fondamental, on en parle peu. Il n’a plus rien à voir avec nos mesures assez absurdes, ou alors il vient se lover au creux de l’heure, dans le ciel, dans les racines noueuses d’un arbre qui auraient travaillé la pierre jusqu’à la soulever. Le temps des siècles et des siècles, dont nous portons de manière énigmatique l’empreinte. Alors, que cessent ces frontières assez vaines, celles du loisir, du travail et de la retraite. Derrière la porte close, derrière cette matérialité, derrière toutes nos revendications et nos états d’âme, derrière l’immense détresse, derrière toutes sortes d’utopies et de joies, il y a le temps qui coule dans nos veines et rend tout possible, à n’importe quel âge.
L’homme tout entier à son temps. Dire c’était moi, là ou ici, dire lui ou elle, dire tous les temps, dire ce poids du monde sur les épaules, dire le défilement des modes, des politiques, des exploits, dire les progrès, nommer toutes les extravagances… depuis notre nuit, cette nuit qui nous met dans les mêmes pas et nous fait raconter les mêmes histoires, mais à chaque fois de manière si différente, comme si depuis la grotte où l’humanité et les images se transmettent, depuis ce souffle particulier, nous devions rendre compte du temps… Au creux des veillées qui font de nous des guetteurs.
Parfois il y a des pèlerinages, des livres d’histoires qui s’ouvrent, des façons de se retourner, toujours pris par le charme, l’ivresse et la gravité d’être de tous les temps… Avec des sentinelles armées jusqu’aux dents sitôt qu’il s’agit d’intolérance et d’innommable.
Alors les silhouettes s’étoffent et se dispersent. Nous sommes en route, en marche, tous les êtres que nous rencontrons portent quelque chose de nous que nous aurions tendance à oublier, sueur et battements de cœur, nous sommes à l’épreuve du temps, ses serviteurs aussi, et de stations en stations nous n’en finissons pas de grandir.
(article paru dans Kulturissimo, février 2013)
L'Invisible
« Il est une dernière personne qu’on ne reconnaît jamais parce qu’elle est constamment invisible, et c’est évidemment soi-même. Le miroir ne renvoie pas une image de celui qui s’y mire, mais une image où la droite et la gauche sont inversées par rapport à la personne réelle qui s’y voit. Il n’y a pas toujours eu de miroirs et on peut rêver d’une longue période préhistorique pendant laquelle les hommes ne se seraient effectivement jamais vus eux-mêmes et n’auraient ainsi jamais eu l’occasion d’imaginer leur propre visage, sans d’ailleurs s’en étonner ni même s’en aviser. Époque de vérité, en somme, où les hommes ne se voyaient pas mais n’avaient pas, comme aujourd’hui de multiples occasions de s’imaginer qu’ils se voient. (…) D’autre part, on sait que la première reconnaissance de soi dans le reflet d’une glace est une image de soi saisi en tant qu’un autre un peu éloigné et forcément un peu différent de soi, que l’enfant âgé d’un à deux ans perçoit néanmoins comme sa propre image, et qui est de fait l’image la plus proche qu’il aura jamais de lui. »
(L’invisible, Clément Rosset, Éditions de Minuit, 2012)
Cadeau
Avec trois fois rien
Petit pot de terre cuite, pomme de pin, feuilles de clémentine, papier d’ail
Organiser tout cela
Et l’offrir à l’élue de son cœur
Un rêve
J’ai fait un rêve très léger et agréable. Je prenais ma voiture et, bien que n’ayant pas conduit depuis longtemps, je me débrouillais plutôt bien. Mais comme d’habitude dans mes rêves, et autrefois dans la réalité, je me perdais. Après mille détours j’arrivais en rase campagne sans être vraiment affolée, car, je le répète, ma conduite, malgré quelques fautes, était souple et sûre. Je garais la voiture. Une femme d’une cinquantaine d’années m’accueillit. Puis un homme encore jeune accourut et, un sourire aux lèvres, me fit monter sur ses épaules, exactement comme mon père lorsque j’étais enfant.
En me réveillant, j’ai annoncé à Paul que nous irions désormais vivre à la campagne.
Sensations
Elle y revient, encore une fois, elle y croit, aux paysages, collines et cieux rien que pour elle, et cette envie de marcher, bras tête jambes jetés en avant : elle dévore tout du décor.