Mirage
L'été est un poison lent, une façon de venir à bout des désirs, et elle ne sait de quels autres vœux qui d'habitude font croire au Père Noël ou à la mansuétude des gens. L'été et sa lumière sont de puissants révélateurs. Elle s'en tient, autant que faire se peut, à l'écart. Écriture et lecture, Mars et la lune, hérissons et pics-verts. Et elle, debout, pivot autour duquel faire tourner le paysage. On ne la voit guère que le soir...
(détail d’une peinture d’Anne Tastemain, DR)
Un voeu
Il en fallait bien un. Un vœu qui vaille la peine. Qui donnerait aux tourments des allures de mirage. Qui ferait taire le ressassement. Qui ferait oublier la mort des bêtes et des hommes. Comme une respiration ténue, subtile, légère. Quelque chose qui bruisserait à peine et prendrait son envol. Là où les nuages, dit-elle... où les nuages... Toujours le sens de l'image facile. Nuages, arbres, vent. Le décor à jamais. Et un bout de ficelle pour tenir, s'attacher à quelque chose. Pas une grosse corde à laquelle se pendre, et si l'arbre n'est pas assez haut, finir ça à genoux, dans un élan - est-ce seulement possible? Un petit vœu de rien du tout, une comptine, un rire. Ça la poursuit. Ça ne la lâchera jamais. Au temps des premiers fruits du printemps, ce vœu presque pieux... d'être une autre.
Petit Zéphyr
Le corps monte jusqu’au plafond en faisant une torsade. Puis il s’accroche au lustre, rampe jusqu’à la fenêtre. Les mains jettent leurs crampons à droite, à gauche, le menton s’enfonce dans l’épaisseur des rideaux, les yeux roulent et se révulsent.
La lumière a baissé, à cause du voile inopiné que fait le corps contre l’ampoule.
Il semble partout dans la chambre, contre les murs et les tentures. Mais il ne s’aventure pas au-dehors, ni par la fenêtre ouverte, ni par la porte donnant sur le couloir. Les mâchoires sont ouvertes, tel un piège. La peau a foncé, elle fait un bruit de feuilles sèches. Les os se sont assouplis et s’étirent comme du caoutchouc, ou s’enroulent sur eux-mêmes. La voix vibre, notes cristallines, chant mélodieux d’un au-delà ravissant. La langue s’étale contre le mur, gros morceau de viande rouge, distillant un liquide sucré dans lequel viennent s’engluer des fourmis.
Lorsque nous l’appelons, il ne se rend plus compte que c’est à lui que nous nous adressons. Pour lui dire de revenir, l’un de nous est obligé de grimper. Pour cela, il s’aide des membres noués, comme des barreaux d’une échelle, s’accroche aux mains, s’enfonce dans les berceaux de chair, glisse et ahane, cherche dans ce fouillis une oreille, et dès qu’il l’a trouvée, chuchote à l’intérieur. Mon père répond par un bruissement infini, un sursaut de toutes ses feuilles, qui pendent, accrochées à lui, comme de vieilles breloques. L’homme tente de le ramener à la raison. Il souffle par tous les trous qu’il trouve, colle l’oreille contre ce qu’il croit être la poitrine, et suffoque, pris dans des racines noueuses qui se déplacent doucement et se transforment en d’innombrables reptiles, dont avec effort il desserre l’étreinte.
Mon père a l’air bien, là haut, il nous le fait savoir à sa façon. Que l’on se débrouille sans lui.
Parfois nous sortons de la chambre et attendons qu’il veuille bien reprendre figure humaine.
(Extrait de Petit Zéphyr, en hommage à mon père, texte inédit)
Nuages
Il est de ces temps presque morts où visiter un ami cher à l'hôpital, section réa, chambre rose et tout le tintouin, appareillage de science-fiction pour le tout ou rien, il est de ces temps qui vous placent d'emblée entre ciel et terre, une couette au milieu, ça tombe bien ce sont les giboulées de mars, une couette aussi légère que de doux nuages.
La peinture d'Anne Tastemain
Couleur et palimpseste
D’emblée, nous sommes face à une surface qui s’impose à nous par sa capacité d’aveuglement et de dévoilement. Comme si derrière l’opacité qui entend faire régner un silence d’avant la création, se jouait la peinture dans ce qu’elle trame d’essentiel, son surgissement.
Nous pourrions lire la surface avec la facilité d’influences diverses, que l’on pense d’emblée à Rothko et plus loin à Viallat, mais si l’on approche cet espace qui ne livre pas son secret et offre depuis l’austérité maquillée par la couleur une beauté tout intérieure, alors l’acte de peindre semble nous être livré dans son élaboration, par des palimpsestes de gestes et de couleurs.
Immensité du paysage caché, de ces paysages qui ne recherchent aucun reflet, aucune représentation, mais l’abîme qui les élabore, la tension qu’ils suscitent en nous, dans un élan, une aimantation qui gronde sous la surface.
Comme l’écrit Anne Tastemain : „J’ai très tôt, pour des raisons qui ne me sont pas claires, fait glisser hors du tableau toute forme de narration, dissocié image, représentation, travail au trait et couleur.“
L’ouverture au monde
Cet espace du dedans, pour reprendre un titre de Maurice Blanchot, même si la formule s’appliquait à la littérature, peut également, pour un médium différent, tenter de redonner la force de ce qui s’aventure en nous sans qu’on puisse le nommer, qui échappe à toute définition et qui clame son ouverture au monde. Car cette déclinaison de la peinture par pans qui dilatent l’espace et le temps, travaille le regard dans une intimité du souffle et du détail. L’œil accroche la moindre bribe de narration, c’est un éclat, l’écorchure d’un récit occulté. Et ce détail, cette écorchure – une coulure, un tressage subtil qui livrerait quelques uns de ses fils – redonnent récit à leur façon, un récit d’avant les mots, une perception à l’infini.
Nous nous tenons sur le seuil, nous entrons dans la peinture, elle nous engloutit. Les panneaux assemblés sont autant de portes, de réminiscences de la couleur, de cultures et de mondes à l’œuvre. Les bordures, les coups de pinceaux sont des manières personnelles pour dire l’anonyme, la voix errante, la couleur qui use l’endroit de la toile, l’occupe encore et encore, avant de prendre forme. Et lorsqu’elle arrive, elle est le résultat du temps et du mélange, métissage heureux pour ce qui nous dépasse.
Cette surface n’est pas simple, on ne la balaye pas aussi facilement du regard, elle donne naissance. Elle peut être décor, mais pas un décor dans ce qu’il a de limité, un décor comme un environnement, un enveloppement de l’être dans un monde de formes, de territoires lointains et inexplorés.
La peinture est matière textile parfois aussi, semble-t-il, comme des mains qui n’auraient cessé de nouer leurs empreintes. Anne Tastemain joue de la résonance de la nature, de ce que la couleur et la forme provoquent de manière indicible en nous, pour nous le redonner avec cet éclat de ce qui jamais ne sera nommé ou n’aura vraiment existé, tant l’ampleur qu’elles suscitent court à l’infini.
C’est cette immensité que nous goûtons là. Les titres en sont d’ailleurs évocateurs, „On the road“ ou „Territoire“ pour des huiles sur papier, qui nomment des lieux et des visions indéfinissables. Grands et petits formats sont autant de vastitudes en mouvement.
Quant aux dessins élaborés plus rapidement, ils agissent depuis leur dépouillement comme des traces intemporelles, des schémas, des mises à plat, une énonciation simple et immense de la nature. Herbier (diptyque, huile sur papier thaïlandais, 2015), par ses mouvements, redonne le temps et la forme par strates d’une limpidité et d’une précision sans faille, ce sont de grandes et belles lignes de force.
Dans l’espace de l’exposition se reconstitue alors l’atmosphère de l’atelier de l’artiste, dans le côtoiement d’œuvres aux temps si différents, toiles prises dans la lenteur destructrice de toute tentative d’anecdote ou dessins d’une rapidité qui éprouve la simplicité élémentaire. Nous avons ici la force d’une beauté sans faille, celle inachevée et idéale qui nous habite et nous élève.
Un moment rare, une contemplation, un apaisement – l’art d’Anne Tastemain nous est donné comme une ascèse salutaire.
EXPOSITION Anne Tastemain au Château de Ratilly (juin-octobre 2017)
De notre correspondante
Clotilde Escalle
(article paru dans le Tageblatt, 21 août 2017)
Photo: Emmanuel Berry
Le ravissement des premiers émois
« Tout à l’heure le silence l’avait gêné, à présent il lui donne du cran. Tout à l’heure il avait cherché à le combler parce qu’il fallait bien que quelque chose se passe, parce qu’on ne pouvait tout de même pas rester ainsi à faire semblant de rien, à présent le silence qui revient le met dos au mur, pied à l’étrier, c’est le retour du silence qui vient guider son geste, et avec une minutie, une justesse, une exactitude folles et craintives, sans rien brusquer de l’autre ni remuer le moindre bout d’étoffe, voilà son bras qui se lève, se met à hauteur, entreprend de l’entourer et de se poser sur son épaule, l’épaule opposée, et elle elle ne dit rien, ne montre rien, du moins ne montre-t-elle rien qu’elle ne veuille montrer, mais lui voit bien sur sa peau le frémissement de la rougeur, et le tremblotement de la lèvre inférieure, et l’éclat rubis dans ses yeux ; alors il continue, alors il allonge son bras un peu plus loin encore. Il sait qu’elle frissonne, il sait qu’en elle tout bat, le cœur, le ventre, la peau, il sait qu’elle se laissera faire – qu’elle est d’accord. Mais il y a ces cheveux, ses cheveux si blonds qu’on la croirait née dans un de ces champs voisins où le tournesol règne en maître et domine à perte de vue, ses cheveux blonds comme les flammes mais aussi très longs, si longs que sa main vient s’y emmêler, que sa main vient s’y embrouiller, alors il y voit un mauvais présage, un avertissement, peut-être une remontrance ; mais ce dont il a peur d’abord c’est de lui faire mal, c’est de lui tirer les cheveux par maladresse, inattention, d’ailleurs elle vient de tressaillir, j’ai dû lui faire mal mais c’est sans le vouloir, et sa main toujours emmêlée, et lui tout enrougi de misère et de honte, et elle qui de nouveau tressaute, aïe, ose-t-elle du bout de ses lèvres en amenant sa main vers ses cheveux tout en redoutant qu’il le prenne mal et qu’il n’ose plus. Enfin la main finit par se désemmêler, elle retombe, molle, accidentelle, sur l’autre, sur sa main à elle, et voyant cela il décide de l’y laisser, de la laisser posée dessus, puis tous deux se dévisagent d’un regard blanc où peu à peu s’impriment des sourires inédits. »
Marc Villemain, Il y avait des rivières infranchissables, (Joëlle Losfeld Éditions, septembre 2017)
Littérature et bienséance
La littérature a-t-elle un sexe? Ou du moins l’écrivain, lorsqu’il écrit, est-il un être sexué ou non? La question a été déjà posée, et j’aurais été tentée de répondre dans un premier temps: non, bien évidemment. Puis, devant la réception par la presse de certains écrits des femmes, devant les malentendus qui se multiplient chaque fois qu’un écrivain femme (je n’arrive pas à écrire auteure ou encore écrivaine – et c’est assez intéressant, comme si je revendiquais là une puissance masculine; écrivain est un mot à l’ombre duquel j’ai été élevée, synonyme pour moi d’affranchissement; le genre masculin relèverait-il alors, pour des gens de ma génération, d’une capacité pour les femmes qui se l’approprient à s’affranchir de leur condition?), je pense à présent le contraire. Car nous appartenons, pour chacun d’entre nous, à une culture affective et sociale, nous avons été élevés par des hommes et des femmes, et notre façon de prendre place dans le monde, le mode également sur lequel on est accueilli nous permet de comprendre combien nos places devraient en fin de compte nous être assignées et transmises, même en littérature. Et combien, en tant que lecteurs, nous attendons quelque chose de bien particulier d’une écrivaine (ça y est, je l’ai écrit) ou d’un écrivain. Et si cela ne nous est pas transmis par la lecture, nous nous sentons parfois bousculés, rudoyés, dans nos convictions et interprétations du monde. Pourtant c’est à ce prix-là que les frontières bougent.
La crudité des mots au creux du récit
Lorsqu’on écrit, même si on oublie à quel sexe on appartient, tout un conditionnement culturel et social pose alors le texte dans un certain environnement. Alors, forte d’une culture arabe dans sa part affective, venant d’Espagne également, ayant été élevée principalement par mon père, avec cette part de garçon manqué qui permet certaines audaces littéraires, vivant et écrivant en France, je me pose une nouvelle question: comment prendre place dans ce paysage lorsque, par exemple, dans un roman, j’écris des scènes ayant trait à la sexualité, mais sans les enrober pour autant d’affect, de sentiments? Comment prendre place, en tant que femme, dans une société littéraire française qui, d’un côté, loue Georges Bataille, et d’un autre côté fait l’éloge de la bienséance ? Comment, venue du tiers-monde ou d’un pays en voie de développement, comme on voudra, où les hommes font de la sexualité un principe dominant, ne pas laisser la crudité des mots s’inscrire au creux du récit et résonner comme un ailleurs que je porte en moi?
Je n’ai pas envie de jouer de l’exotisme, ni faire ce qu’on appelle de l’autofiction, car alors il me semblerait que le récit serait verrouillé de l’intérieur, et que le lecteur se poserait en voyeur, au lieu de risquer sa peau, sa morale, de tout abandonner pour, en fin de compte, ressortir victorieux. Je veux que la littérature prenne le large, et chaque fois on voudrait cataloguer, répertorier. Si l’on est une femme, c’est pire. Même en France, dans une société de plus en plus puritaine, où l’on croit que tout est permis en matière littéraire… Mais non, n’est permis que ce qui s’inscrit dans la norme du loisir, du formatage de la pensée. On ne cherche plus à se perdre en littérature.
De l’écriture à la représentation
Ce que je voudrais, c’est dire, sans confort possible, depuis ce vertige d’être vivante, femme, et libre de laisser au fantasme, au rêve, à la force sombre de la cruauté, la place qui leur reviennent dans cette aventure prodigieuse de liberté qu’est la littérature. Le corps de l’écrivain est toujours dans les pages, entre les lignes, posé sur les mots. Il fait fantasmer, il est là, offert, et l’on mélangerait facilement privé et public, dans ce cas-là. Beauté du mirage. Dans l’écriture on rejoue sans cesse un temps révolu, miraculeusement incarné, on rejoue une mort de nouveau annoncée. Comme l’on dispose de ce corps dans le récit, on croit pouvoir le déplacer, le projeter, sur celui de l’écrivain, le temps venu de la promotion de son travail. Le culte de la personne. Jouer encore sur la représentation – grande névrose, petites manies, alors que l’on ne devrait s’occuper que de littérature.
Dans nos pays occidentaux, qu’est-ce qu’écrire veut dire, à un moment où la parole n’est plus bâillonnée, où tout semble permis? Il me semble que les enjeux restent de taille. Ecrire n’est pas une entreprise confortable, loin de là. Ecrire comporte des moments jouissifs, mais aussi des épreuves, des hallucinations, comme autant de seuils à franchir, dans cette nuit que décrit si bien Maurice Blanchot. Mais pour nous Occidentaux repus, gavés de loisirs, de vitesse, qu’est-ce qu’écrire veut dire? Comment veiller à ne pas trop être dans le confort d’une création narcissique, sans grand danger? Ni dans un confort de vie qui anesthésierait les sens?
Croyez-vous également que les femmes sont libres? Mais non. Regardez comme notre époque est vulgaire, comme elle a régressé dans cette fameuse émancipation du féminin – femmes qui joueraient plutôt à se déguiser en poupées botoxées. Dans un monde où les règles sont de plus en plus nombreuses et les Tartuffe également, comment ne pas fondre dans la bienséance et garder cet espace de transgression absolue que constitue le roman? Que signifie le terme de morale, en littérature?
Qu’est-ce donc qu’un écrivain, dans un pays avancé d’Europe, aujourd’hui? De surcroît lorsqu’il s’agit d’une femme?
(article paru dans le Kulturissimo de juillet 2014)
A ciel ouvert
Vient un moment où l'on n'est plus de nulle part. C'est fini. Pays rêvé, campagne rêvée, mer rêvée, autres continents, tout s'équivaut. Avec stupéfaction laisser filer ces moments d'étrangeté en attendant éventuellement de reprendre pied. Mais alors ce sont les visages qui se brouillent en une suite ininterrompue de rires et de grimaces. Puis les mots menacent, donnent le vertige, fatiguent, la profusion oblige au silence. Même pas de mélancolie, simplement un abasourdissement qui pourrait se mesurer à la volée de cloches le dimanche.
Venu parti
« pas un bruit sinon les vieux souffles et les pages tournées lorsque soudain cette poussière le lieu tout entier plein de poussière en rouvrant les yeux du plancher au plafond rien que poussière et pas un bruit sinon qu’est-ce qu’elle t’a dit venu parti est-ce que c’était ça quelque chose comme ça venu parti venu parti personne venu personne parti à peine venu à peine parti »
(Cette fois, Samuel Beckett, Éditions de Minuit, mars 1986)
Au début
Au début, nous nous amusions de ces boutiques fermées. Nous imaginions la vie d'alors, pas si loin que ça. Puis de telles boutiques aveugles, mortes, se sont multipliées, à travers bourgs et villages. On découvre la "surveillance citoyenne" en même temps que la désertification des campagnes. Aujourd'hui, si l'on veut collectionner de telles images, il suffit de prendre la route et de se laisser porter au creux du pays. Là où les pompes à essence dorment également de la même éternité dégradée.